LE LABORATOIRE DU BONHEUR

Extrait

« Si vous voulez être heureux, soyez-le… » Léon Tolstoï

Heu-reux.

J’étais heureux, je ne le savais pas. Toujours pas.

J’avais sans doute des problèmes de fric. Ou de boulot, de mal aux dos. Peut-être même des problèmes de cœur, ou de réchauffement de la planète, je ne me souviens plus très bien, c’est si lointain. Pour être précis, j’avais des problèmes de riche en quelque sorte.

Riche de santé.

Oui, je me doute, tu me lis et tu trouves tout cela vraiment très convenu.

Tu as dû entendre la même chose venant d’un aïeul de ta famille. La santé, la plus belle des richesses. La belle affaire ! Et tu vas laisser tomber mon chapitre. Attends encore un peu. Ne m’abandonne pas…

J’étais mort. Mais un mort encore chaud.

Mon corps bien qu’inanimé restait tiède : j’étais tétraplégique.

Le sang coulait toujours à l’intérieur de mes artères vers mes veines. Graduellement, mon cœur faiblissait chaque jour. Trois cents jours sur le dos sans lever le petit doigt, ce n’est pas rien. Du jour au lendemain : paralysé. Entièrement.

Regarde tes mains comme elles remuent bien tous leurs doigts. C’est chouette n’est-ce pas ? Les miennes étaient immobiles et douloureuses. Je ne pouvais pas les poser sur mon ventre. Elles étaient figées le long de mon corps dans des orthèses confectionnées sur mesure et mises en position inclinée pour faciliter le retour veineux. J’étais cloué sur un lit à air pulsé.

L’air pulsé, c’est un astucieux système de matelas gonflable pour éviter les escarres. Des petits boudins se gonflaient d’air d’une manière alternative, pour changer les points de pressions sur mon corps. Le drap du dessus flottait sur des arceaux pour ne pas m’effleurer.

Ce soir, apprécie le contact tiède du drap sur ta peau. Comme il est bon de se retourner un peu sur le côté. Et de l’autre côté. Tu vas le faire une vingtaine, peut-être même une centaine de fois durant une nuit agitée. Moi j’en rêvais, je ne pouvais que méditer impassible. Toute la nuit, le bruit du moteur me tenait compagnie et jouait sans discontinuer des pschuttts rythmés pour que ma peau ne s’abime pas. Cela ne m’empêchait pas de dormir, je ne dormais plus. Les douleurs me tenaient éveillé sans cesse. Mon corps sombrait par épisode toutes les trois heures environ. Effectivement, durant cinq minutes, de temps en temps mes paupières se fermaient. Oh, inutile de me lever pour aller aux toilettes, j’étais relié à un bocal transparent. On pouvait y voir ma vie s’écouler liquide. Avant, j’aimais bien pisser debout. Pisser debout, les hommes, ça les rassure. * A cet instant précis, je n’étais pas très rassuré.

J’étais si seul. Reste encore un peu avec moi.

Je choisirai les mots pour ne pas trop t’effrayer…

J’ai passé plus de trois cents jours sur des lits d’hôpitaux, comme une tortue échouée sur le dos, recroquevillé dans ma carapace inerte. Il est vrai que pendant longtemps j’avais ignoré que j’étais heureux sur mes deux jambes.

Mais ça, c’était avant.

Un Syndrome de Guillain Barré particulièrement sévère m’a brutalement terrassé. Étouffé sous des douleurs neurologiques infernales, j’ai disparu de ma vie durant 3 mois dans un service de réanimation. Puis, pendant 14 mois j’ai été hospitalisé dans différents centres de rééducation.

Ce syndrome, quelle vacherie ! Une maladie que personne ne devrait contracter. Pourtant en France, on dénombre 5000 cas chaque année. Et qui frappe au hasard, ton voisin, ou toi, plus facilement que le gros lot du loto.

Mais tu n’y crois pas. Moi non plus, je n’y croyais pas trop…

C’est une maladie auto-immune qui se déclenche toujours après une banale infection virale : une grippe, une angine, une gastro. Pour mon cas, cela faisait suite à une otite virale. Soigne ton angine, soigne ton otite ; n’hésite pas à passer une écharpe autour de ton cou cet hiver. Crois-moi. La médecine ignore pourquoi le système immunitaire se dérègle brutalement et détruit progressivement la myéline qui entoure l’axone des nerfs moteurs. Confondant virus et myéline, les anticorps se retournent contre leur propre corps en l’autodétruisant. C’est une erreur de casting, une grosse bêtise : le système immunitaire se trompe d’ennemi.

Je t’explique brièvement. Les muscles sont commandés par des nerfs constitués d’un axone central entouré d’une gaine de myéline conduisant l’influx nerveux. Sans myéline il n’y a plus possibilité de commande des muscles et le malade se paralyse aussitôt.

* Henri Tachan

En revanche, les nerfs sensitifs ne sont pas détruits. Ils débordent d’influx nerveux électriques et provoquent des douleurs neurogènes terribles.

J’ai commencé l’expérimentation de la gestion de ma guérison, par la gestion des douleurs en réanimation.

Comme je te l’expliquais, l’influx nerveux ne pouvant plus circuler dans mes nerfs moteurs détruits, il se déversait dans mes nerfs sensitifs. Eux, loin d’être détruits, étaient excités et électrisés par cette invasion qui débordait de toutes parts. Les douleurs fusaient comme des flèches empoisonnées sous ma peau.

Je subissais des attaques carnassières jusqu’au plus profond de mes chairs. J’avais l’impression d’être dévoré par des chiens enragés. Je ressentais partout des brûlures intenses et des décharges électriques incessantes. Parfois, j’avais l’impression que des aiguilles s’enfonçaient dans mes reins. Mes mains étaient gonflées comme des outres violacées par des algodystrophies. Je les sentais broyées par des mâchoires effroyables invisibles. Mon corps tout entier était comprimé dans un sarcophage qui se rétrécissait chaque jour en m’étouffant davantage. Je survivais avec un tube d’oxygène vissé dans mes narines. Des fils et des perfusions branchées s’emmêlaient tristement. Je bipais à l’extérieur sur mes scopes, mais à l’intérieur les connexions disjonctaient étrangement.

Tu peux imaginer, je n’étais pas beau à voir…

Je t’assure, le corps humain est une centrale électrique et chimique qui peut faire le bien ou le mal. Découverte terrorisante. Comment un flux nerveux pouvait-il se déchainer et dévaster tout un être?

On ne pouvait m’administrer de la morphine pour me soulager ; les effets secondaires auraient pu engendrer une détresse respiratoire et une trachéotomie dans l’urgence. Les médecins ont jugé bon de ne pas prendre ce risque supplémentaire tant que j’arrivais à gérer mes douleurs.

J’ai donc expérimenté une méthode pour accepter les tortures d’un bourreau invisible.

Au début, je ne savais pas les combattre ; je suppliais des médicaments. Je m’épuisais dans la bataille. Puis, contraint et forcé, j’ai développé une phase d’acceptation. Au lieu de lutter contre, j’ai lutté avec. Mon adversaire était plus fort que moi, inutile de boxer contre lui, je ne faisais pas le poids. J’ai préféré utiliser sa force pour tenter de le vaincre à la manière d’un combattant d’aïkido. Je m’imaginais faire la planche sans résistance sur un torrent déchainé, symbolisant mes douleurs.

Je visualisais mon corps chahuté tel un tronc d’arbre balloté dans les bouillonnements. Sans me débattre, j’acceptais la violence des coups. Enfin, je lâchais prise. Me laisser aller pour accepter l’inacceptable. Calme-toi mon cœur. Je m’installais en conscience externe de mon corps. Je le regardais se faire balloter dans ces eaux boueuses. J’étais spectateur de la lutte. Ma conscience, détachée de ce corps abimé, regardait impassible. Je geignais à la cadence des assauts, à chaque expiration ; ces grognements assourdis syncopaient comme une transe au rythme d’un djambé, ou d’une percussion lancinante. Chaque nuit, je renouvelais cette forme d’autohypnose pour dominer les attaques neurologiques.

Les mois passèrent. La phase de destruction se termina lentement. Les douleurs s’allégèrent mais ne disparurent pas.

Qu’allais-je faire de ce corps immobile ?

La phase de destruction fit place à une longue phase plateau qui s’éternisa. De mon corps mou, seule ma tête bougeait encore un peu.

Je me préparais à commencer une autre bataille : sortir de la paralysie et entamer le marathon de la rééducation.

Quand soudain, une annonce brutale – surgissant d’un cerveau vissé sur un long cou sortant d’une blouse blanche – me fut assénée.

« -Mon pov’ monsieur, vos nerfs sont complètement détruits. Vous avez une atteinte axonale totale. Quand y’a plus d’jus, y’a plus d’jus, malheureusement vous resterez paralysé, vous ne remarcherez plus… »

Sans préparation. Sans cellule psychologique. Rien. Ce pronostic, véritable « coup de poing dans la gueule » me laissa KO couché.

Ma femme affolée par cette annonce abrupte, osa introduire une très gentille présentation de ma personne: « -mon mari est un ancien sportif, il va se battre, envoyez-le dans un bon centre de rééducation, il va faire beaucoup de kiné…»

La réponse de cet excellent neurologue glaça l’atmosphère de cette salle froide et sordide : « -mais madame, vous n’avez pas bien compris, ce n’est pas ça le problème, ce n’est pas un simple SGB mais une polyradiculonévrite subaiguë axonale AMAN… Il pourrait y avoir quinze kinés au-dessus de lui, quand ya plus de jus ya plus jus. Malheureusement, il restera paralysé. »

Une poly… quoi ?

Je reçus sur le menton ce 2eme uppercut qui me mit définitivement KO perfusé.

Mon combat commençait très mal.

Ce fut la mort confirmée de ma vie passée mais surtout l’assassinat prémédité de l’espoir d’une guérison possible.

« -Ne vous inquiétez pas, on s’occupera de tout, aurait-il pu rajouter- on vous fera manger, on vous lavera les dents, nous assurerons votre toilette, on s’occupera de l’extinction des lumières dès 22 h, de votre réveil à 6h pour vos piqûres, vos prises de sang, et de vos soins divers… »

Yeeees !

Ma vie venait de basculer dans l’horreur de vivre.

Comment ai-je pu faire pour aborder le combat au mieux ?

Je ne sais pas. Je ne le sais pas plus que toi.

Quoique…

La suite est troublante et étonnante…

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